Proudhon le Grand a écrit:Suis-je le seul en ce monde à trouver hypocrite de ne pas reconnaître le vote à blanc comme vote à part entière?
Non, grand incompris, tu n'es pas le seul au monde à trouver cela... Suffit de jeter un coup d'oeil aux interventions qui précèdent la tienne dans ce sujet pour commencer à t'en convaincre...
(En passant, je m'insurge contre l'impossibilité de voter en blanc dans le sondage du sujet référencé — c'est une honte, une honte, je vous dis! Un véritable cirque! Je refuse de participer à une telle mascarade!)
Ça fait un moment que j'essaie d'écrire quelques mots sur le sujet. Jusqu'ici, je suis demeuré profondément insatisfait de mes essais; espérons que cette fois-ci sera la bonne.
Établissons, pour le simple plaisir de la chose, juste de même, quelques catégories comportementales face au processus électoral. (Avertissement: je ne prétends pas être exhaustif; il existe des nuances au-delà de ce que je présente; ces différentes catégories peuvent s'entrecroiser, se superposer, s'entrelacer ou encore adopter l'une des nombreuses autres positions qui figurent dans cet excellent ouvrage qu'est Le Kama Sutra adapté aux diagrammes de Venn. Etc. et usw.)
Sans plus tarder, I give you:
Des chiffres et des lettres!
A) Les ceuzes qui participent
1. Ceuzes qui appuient un candidat/un parti/une idée
Ces gens peuvent juger que le système politique en place est inadéquat et souhaiter que des transformations plus ou moins radicales lui soient apportées, mais, à la différence des gens de B-2-ii, ils considèrent que les bénéfices du système démocratique pèsent plus lourd que ses déficiences, aussi graves que soient ces dernières.
Ils jugent également qu'il vaut la peine d'appuyer l'un ou l'autre des candidats/partis. Les raisons de cet appui peuvent varier considérablement. (Je ne me lance pas là-dedans...)
2. Ceuzes qui annulent délibérément leur vote
Ceuzes-là veulent protester. Ils ne trouvent pas de raisons suffisantes pour appuyer l'un ou l'autre des candidats/partis. À la différence des gens de B-1-ii, ils trouvent néanmoins important de participer au processus démocratique et d'exprimer leur absence d'adhésion.
(À la rigueur, on pourrait aussi inclure dans cette catégorie les gens moins hardcore de B-2 qui souhaitent protester contre le système démocratique lui-même et pour qui la participation — contestatrice — au processus ne constitue pas, implicitement, un acte de légitimation à proscrire.)
B) Les ceuzes qui ne participent pas
1. Par indifférence/lassitude/apathie
i. Ceuzes qui n'ont pas (ou très peu) d'intérêt non seulement pour le processus électoral mais carrément pour la chose politique dans son sens large.
ii. Ceuzes qui ont un certain intérêt pour la chose politique et qui ne sont pas foncièrement hostiles au système de la démocratie représentative, mais qui jugent que les choix qui s'offrent à eux sont peu attrayants — alors « pourquoi se déplacer? » — etc. etc.
2. Par conviction
i. Ceuzes qui rejettent le modèle même de la démocratie représentative
Ces gens rejettent le modèle politique de la démocratie représentative (ehm, oui, je l'ai déjà dit). Ils souhaiteraient que d'autres types de structure politique (qui peuvent ou non s'appuyer sur l'État) soient mis en place. Les anars logent ici.
ii. Ceuzes qui sont favorables à la démocratie représentative, mais qui jugent qu'en l'état actuel, ses déficiences atteignent un niveau qui dépasse les bénéfices que l'on pourrait retirer de son « usage ».
Contrairement aux premiers, ceuzes-là ne veulent pas abolir la démocratie représentative et la remplacer par autre chose. Ils rejettent en somme la démocratie représentative non pas « dans l'absolu » mais telle qu'elle se pratique actuellement sur un territoire donné.
(Je suis dans la catégorie A-1, en passant, si ce n'était pas déjà su. Le « A-1 préférentiel » était vraiment pas prévu au départ, je vous jure...)
Maintenant, quelques commentaires épars de ma part (ha)
On peut formuler de nombreuses critiques de la démocratie (représentative ou « tout court »). D'un côté, il est possible de dire que certaines de ses modalités sont déficientes/inopérantes/répréhensibles/etc. Par exemple, on peut avancer que le mode de scrutin utilisé lors des élections est profondément défaillant, que les flux d'argent qui font rouler la machine électorale entachent très sérieusement le processus, le font dériver de sa finalité — etchétéra à la puissance 10. On peut également s'attaquer à l'édifice même de la démocratie: certains prétendront que la démocratie aliène l'individu en brimant sa liberté individuelle, qu'elle dépossède l'individu du pouvoir d'agir, qu'elle donne lieu à une simplification à outrance du « champ des possibles » et, conséquemment, qu'elle nous détache du réel (l'aliénation, encore), qu'elle marginalise les minorités, que, sous le fard, il s'agit dans les faits d'un système tout à fait autoritaire/oppressant (il y a un État qui décide pour nous, après tout)... et j'en passe.
Je trouve certaines de ces critiques (je parle des deux types — les « réformistes » et les « révolutionnaires ») d'une grande justesse/lucidité, même s'il me semble possible, d'une part, de tempérer certaines des critiques d'ordre révolutionnaire en faisant valoir l'existence de mécanismes qui peuvent réduire/contrecarrer les effets plus pernicieux de la démocratie (par exemple, la possibilité d'établir des protections constitutionnelles ou législatives pour protéger les droits des minorités) et, d'autre part, de relever le fait que certaines de ces critiques ne sont pas intrinsèques à la démocratie — elles pourraient tout aussi bien s'appliquer aux solutions de rechange proposées (je présume qu'il y en a... je reviendrai là-dessus plus loin). De fait, il m'arrive d'avoir des phases de « vibration anar/révolutionnaire » ; difficile de rester complètement insensible à la fougue et au génie d'un Debord, par exemple, ne serait-ce que l'espace d'un instant — malgré que sa révolte « perpétuelle et infinie » finit par me faire débarquer du train, ultimement (sans compter le fait qu'il ne soit pas doté, apparemment, des facultés nécessaires à la rigolade — j'entretiens une certaine méfiance à l'égard des écrivains/philosophes/artistes dont l'oeuvre est opaque au rire)...
Bref, je partage cette idée que notre démocratie est défectueuse dans sa formulation actuelle et imparfaite dans son essence.
Malgré tout, j'y crois. Je crois en la démocratie, je crois en la démocratie représentative. Je crois aussi qu'elle est éminemment perfectible (c'est une chance, étant donné les critiques sévères que j'en fais...). Je n'arrive pas, du reste, à imaginer un système radicalement différent qui lui soit supérieur. Oui, c'est un peu une position à la Churchill, je présume...
Many forms of Government have been tried, and will be tried in this world of sin and woe. No one pretends that democracy is perfect or all-wise. Indeed, it has been said that democracy is the worst form of government except all those other forms that have been tried from time to time.
(Que me dites-vous? Vous proposez plutôt l'absence de système? Sauf votre respect, ça ne veut absolument rien dire, ça...) Parlons en un instant, d'ailleurs, des alternatives. S'il y a une chose qui m'agace chez les démolisseurs de la démocratie (représentative ou tout court), c'est le peu de temps qu'ils réservent généralement pour tracer le portrait des alternatives qui justifient selon eux qu'on fasse tomber le système actuel. Il incombe à ceux qui prônent que l'on troque A pour B de démontrer avec rigueur non seulement que A est intenable, mais également que B lui est indubitablement supérieur. Je n'ai encore jamais vu de proposition vraiment convaincante à cet égard.
Je crois qu'en y mettant les énergies qu'il faut, la démocratie continuera d'évoluer, idéalement vers quelque chose de plus juste, de plus efficace. Qui sait, peut-être adoptera-t-on un nouveau nom dans le futur, après qu'un nombre suffisant de mutations successives aient transformé le système. Après tout, ce qui distingue la « révolution » de la « réforme », c'est essentiellement la vitesse... Je tangente un peu, mais je profite de la présente occasion pour faire un éloge de la lenteur: je crois que, pour certaines choses — dont les « métastructures » politiques —, la lenteur est à privilégier. Elle minimise les risques — très élevés dans le cas d'authentiques révolutions — de rejets/backlash. J'insiste sur le fait que je suis un ardent partisan des mutations, d'un perpétuel réagencement de nos structures. Contre le statisme... et contre le mirage d'un système « idéal » !
La politique, à quelque niveau que ce soit, même le plus microscopique, est affaire de compromis. La démocratie n'y échappe évidemment pas. La démocratie est un agent d'approximation, un espace de dilution. (Ce qui n'est pas nécessairement une mauvaise chose en soi, selon moi.)
L'état de notre démocratie, les orientations politiques qui sont présentement les nôtres, tout cela me désespère fréquemment. Paradoxalement, je suis rempli d'optimisme, d'espoir — un espoir « cosmique » ou « cellulaire », pourrait-on dire. Je cite Tony Kushner(*) (à qui je pique sans vergogne ces notions entre guillemets):
I do not believe the wicked always win. I believe we have to stop believing these things. I believe our despair is a lie we are telling ourselves. In many other periods of history people, ordinary citizens, routinely set aside hours, days, time in their lives for the work of doing politics, doing the work of politics, some of which is glam and revolutionary and some of which is dull and electoral and tedious and not especially pure -- and the world changed because of the work they did. That's what we're starting now. It requires setting aside the time to do it, and then doing it. Not any single one of us has to or possibly can save the world, but together in some sort of concert, in even not-especially-coordinated concert, with all of us working where we see work to be done the world will change. And we have to do it by showing up places, our bodies in places, turn off the fucking computers leave the Web and the Net -- and show up, our bodies at meetings and demos and rallies and leafletting corners.
J'en ai une autre pour vous:
But hope isn't a choice, it's a moral obligation, it's a human obligation, it's an obligation to the cells in your body, hope is a function of those cells, it's a bodily function the same as breathing and eating and sleeping; hope is not naive, hope grapples endlessly with despair, real vivid powerful thunderclap hope, like the soul, is at home in darkness, is divided; but lose your hope and you lose your soul, and you don't want to do that, trust me, even if you haven't got a soul, and who knows, you shouldn't be careless about it. Will the world end if you act? Who can say? Will you lose your soul, your democratic citizen soul, if you don't act, if you don't organize? I guarantee it. And you will feel really embarrassed at your ten year class reunion. People will point, I promise you, people always know when a person has lost his soul. And no one likes a zombie, even if, from time to time, people will date them.
Bon, assez pour maintenant.
(*) Tony Kushner est ce (fabuleux) dramaturge américain qui a écrit la monumentale pièce Angels in America. S'il vous arrive de fréquenter les clubs vidéo, je vous enjoins de louer pronto l'adaptation télé de cette pièce. Je vous invite aussi à lire quelques discours que ce très excellent individu a donnés.