Opium: l'Afghanistan produit, et consomme
Claude Lévesque
Le Devoir - Édition du mardi 31 juillet 2007
Le nombre d'opiomanes et d'héroïnomanes ne cesse d'augmenter
Deux policiers en uniforme patrouillent paisiblement à la lisière d'un quartier de Kaboul démoli pendant la guerre civile. À seulement quelques mètres de distance, derrière ce qu'il reste des murs, une vingtaine d'héroïnomanes, dont l'âge varie entre la fin de l'adolescence et la quarantaine, se piquent ou fument la poudre brune au milieu des ruines, sur le sol jonché de détritus et de centaines de seringues usagées.
La plupart refusent carrément de se laisser photographier, mais quelques-uns se laissent convaincre de jouer le jeu une fois assurés que les photos sont destinées à une publication étrangère. Un jeune drogué nous laisse suivre toute l'opération, qui consiste à fumer la drogue déposée sur un bout de papier d'aluminium sous lequel brûle une allumette. Le tas de poudre se transforme en une boule noire qui fuit vers l'extrémité du réceptacle en laissant derrière elle une volute de fumée.
Harid, 35 ans, ne consomme pas pour l'instant. Il est assez lucide pour parler un peu, contrairement à une dizaine d'autres hommes étendus sur le sol après avoir ingéré leur dose. Il dit fumer de l'opium depuis huit ans, mais avoir commencé à prendre de l'héroïne (un sous-produit de l'opium) depuis six mois seulement. Il gagne sa vie comme porteur à 260 afghanis (5 $) par jour. Chaque dose lui coûte 80 afghanis. Aussi bien dire que l'essentiel de son salaire y passe. Pourquoi? «Ça me permet de me retrouver dans un autre monde», répond-il simplement. Il ajoute ensuite qu'il n'a pas les moyens de fréquenter un des centres de sevrage où il reste des places.
La poudre est vendue par des gamins de sept ou huit ans qui la reçoivent du dealer local, un adolescent qui circule à vélo dans les parages.
Selon les dernières statistiques de l'ONU, l'Afghanistan compterait 150 000 consommateurs d'opium et 50 000 héroïnomanes, dont 15 % par voie intraveineuse -- on estime que 3 % de ces derniers auraient contracté le sida. Le chiffre de un million de drogués, fréquemment cité, est à relativiser, puisqu'il représente le nombre total d'utilisateurs de substances psychotropes, y compris l'alcool (160 000 utilisateurs) et le haschisch (520 000). Ce qui est sûr, c'est que le nombre d'opiomanes et d'héroïnomanes augmente rapidement depuis quelques années.
Au moins un million de personnes étaient d'autre part impliquées l'année dernière dans la culture du pavot à opium, selon les autorités afghanes. Certaines sources avancent des chiffres beaucoup plus élevés, jusqu'à trois millions.
La superficie cultivée dans le pays a fait un bond de près de 50 % de 2005 à 2006. La production d'opium a augmenté dans les mêmes proportions pour atteindre 6000 tonnes , ce qui vaut environ trois milliards de dollars.
La province de Helmand était de loin la principale productrice l'an dernier, avec environ 42 % du total. La province voisine de Kandahar suivait d'assez loin en seconde place. Comme les principales régions productrices sont situées dans le sud du pays, les militaires et les diplomates occidentaux s'entendent pour dire que cette industrie sert aujourd'hui à financer les talibans, puisque c'est surtout là que ces «insurgés» opèrent.
La production de pavot se déplace rapidement d'une région à l'autre. Il y a à peine trois ans, elle prévalait surtout dans le nord du pays. La peur de voir sa récolte détruite, l'autorité et la probité des responsables locaux ainsi que la possibilité de trouver d'autres sources de revenu expliquent les fluctuations.
«Une quinzaine de fermiers en ont cultivé dans le village pendant trois ans», avouent les «barbes grises» de la chura, le conseil coutumier, d'un village du district de Doshi, dans la province de Baglan, au nord de Kaboul. Personne n'en cultive cette année. «Les oulémas à la mosquée ont dit qu'Allah n'aime pas cela. Le Coran dit aussi qu'il faut obéir au chef de l'État», explique le chef du village, Saïd Rahman.
Un fermier nous montre une des petites truelles qui servaient à inciser les bulbes de pavot mûrs et à en récolter ensuite la sève, c'est-à-dire l'opium, dont une bonne couche est restée collée à l'instrument.
Il y a encore du pavot dans deux districts voisins mais situés loin de la route, indique-t-on. L'aller-retour nécessiterait six heures de marche, une agréable promenade de santé, mais les villageois nous la déconseillent avec la plus grande insistance, rappelant que deux journalistes allemands de la télévision d'État Deutshe Welle ont été assassinés dans le secteur l'année dernière.
Pour accepter d'abandonner la culture du pavot, qui leur rapportait environ 130 dollars le kilo, les villageois ont aussi demandé et obtenu des semences, dont ils avaient commencé à manquer après les années de sécheresse qui ont sévi dans tout l'Afghanistan.
«Un homme de chaque village allait vendre la drogue au marché de Doshi [le chef-lieu du district] à un intermédiaire qui le revendait à un commandant, qui la revendait à l'étranger, raconte le secrétaire de la chura, Abdu Wali. Le paiement se faisait en dollars américains ou en roupies pakistanaises.»
L'Afghanistan fournirait jusqu'à 92 % de la demande mondiale d'héroïne.
«La drogue cultivée dans la province de Kandahar est exportée vers le Pakistan, celle qui est produite dans la province de Helmand vers l'Iran et, de là, vers la Turquie puis l'Europe, note le ministre du Développement rural, Mohammed Ehsan Zia. Il s'agit en fait d'un désastre international. La coopération internationale est cruciale si nous voulons réussir. Nous sommes un État faible, nos voisins sont en meilleure position pour s'y attaquer.»
Dans un volumineux rapport publié à la fin de 2006, la Banque mondiale et l'Office contre la drogue et le crime des Nations unies ont rappelé que la culture du pavot et le trafic de l'opium et de l'héroïne en Afghanistan se caractérisent par une flexibilité qui les rendent difficiles à combattre.
Les auteurs recommandaient donc la patience, notant que les solutions coercitives (saisies, arrestations et éradications) ont souvent pour effet de déplacer le problème. Le document recommande de concentrer les efforts dans les régions où l'accès aux terres, à l'eau et aux marchés est plus facile, bref, là où les paysans ont vraiment la possibilité de survivre autrement. Il insiste aussi sur la nécessité de renforcer à titre préventif les capacités des agriculteurs dans des régions qui n'ont pas encore été touchées par la culture du pavot.
«Les politiques consistant à faire appliquer la loi antidrogue [saisies, arrestations et éradications] devraient suivre plutôt que précéder l'offre de modes de subsistance alternatifs.»
Un des effets bénéfiques de la mission de paix reconstrutive de la démocratie populaire : LES AFGHANS SONT ENFIN LIBRES DE SE DOPER ET DE CHOPER LE SIDA !