Un texte du Devoir aujourd'hui très intéressant pour démontrer que l'accessibilité à l'avortement n'est pas chose faite et que les organisations anti-choix sont très fortes au Canada.
L'avortement, 20 ans de lutte sans merci
Brian Myles, édition du samedi 26 et du dimanche 27 janvier
Il y aura 20 ans lundi, la Cour suprême légalisait l'avortement dans une décision favorable au Dr Henry Morgentaler et à deux de ses collègues. Toutefois, les attaques contre le droit des femmes enceintes de choisir n'ont jamais cessé. Elles ont pris une dimension plus subtile et plus pernicieuse dans la foulée de ce jugement historique.
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Le risque de cancer du sein augmente chez la femme après un avortement. La détresse psychologique aussi. La décision d'interrompre une grossesse ne devrait jamais être prise à la légère, car une femme court quatre fois plus de risques de mourir au cours de l'année qui suit, selon une étude prétendument scientifique.
Vingt ans après que la Cour suprême eut éliminé toutes les barrières juridiques entourant l'avortement pour en faire une décision relevant strictement du ressort de la femme enceinte, des mythes tenaces sont toujours véhiculés sur la place publique par le lobby «pro-vie», rebaptisé «anti-choix» ces dernières années en raison de son obsession viscérale à empêcher coûte que coûte une femme de «tuer la vie» en elle. Son credo? L'avortement peut bien rester légal, à la condition qu'il devienne inaccessible.
Il n'y a aucun risque accru de cancer du sein, de détresse psychologique ou de morbidité associé à l'avortement. Des décennies de recherches scientifiques rigoureuses l'ont prouvé à maintes reprises. Toutefois, en parcourant le site Internet du Regroupement des centres de soutien à la grossesse, un réseau formé de 15 centres d'accueil au Québec, c'est pourtant le genre d'information qui vous tombe sous la main. Ce regroupement «anti-choix» envisage l'avortement comme «la conséquence d'une détresse profonde» et non comme un choix souhaitable pour la femme.
Le camp des «anti-choix» est appuyé dans sa bataille par le personnel de la santé. Dans une étude récente, l'Association canadienne pour la liberté de choix a constaté que 11 hôpitaux au pays réfèrent directement à des organismes «anti-choix» les femmes qui cherchent de l'information à propos de l'avortement. «Le personnel hospitalier va jusqu'à conter des mensonges pour que les femmes ne puissent pas se faire avorter», explique la directrice générale de cet organisme, Patricia LaRue.
Au Québec, le réseau de la santé n'est pas contaminé par de telles références insidieuses. C'est d'ailleurs une des provinces au pays où ces services sont le plus facilement accessibles. Les «anti-choix» établissent une corrélation entre cette accessibilité et le nombre d'interruptions volontaires de grossesse. En 2005, environ 28 000 femmes ont subi un avortement. Plus du tiers des grossesses (41 %) sont interrompues avant leur terme. Comme il y a peu de naissances dans un Québec en déclin démographique, le taux d'avortement pour 1000 femmes constitue cependant une mesure plus juste de la réalité. En 2004, ce taux était de 19,1 avortements pour 1000 femmes, une proportion stable depuis l'an 2000 (la moyenne canadienne se situe à 14,6).
Grâce au combat judiciaire du Dr Morgentaler et à l'action sociale du mouvement féministe, les femmes ont gagné le droit à l'avortement. Mais la lutte pour l'accessibilité reste à faire. À l'Île-du-Prince-Édouard, ce service n'est tout simplement pas disponible. Au Nouveau-Brunswick, une loi contestable d'un point de vue constitutionnel oblige les femmes à consulter deux médecins avant d'être en mesure de se faire avorter. Enfin, l'écrasante majorité des cliniques et des hôpitaux où des médecins pratiquent l'avortement sont situés dans les zones métropolitaines au sud du pays, à moins de 150 kilomètres de la frontière américaine. «Dans la société, on ne voit pas le besoin d'en parler. On pense que c'est acquis, le droit à l'avortement. Les gens sont toujours surpris lorsqu'ils apprennent qu'il y a encore des barrières», affirme Patricia LaRue.
Criminalisation indirecte
Sur le front politique, la question du droit à l'avortement n'est pas morte, bien qu'elle soit dans un état de latence. Le premier ministre Stephen Harper a promis de ne pas ouvrir ce véritable panier de crabes. Un de ses députés de l'Alberta, Leon Benoit, a présenté un projet de loi privé visant à amender le Code criminel pour reconnaître «les victimes de violence non nées». Le projet de loi C-291 propose de créer une infraction distincte pour le foetus blessé ou tué dans le cadre d'une agression contre la mère. Mais ce projet a peu de chances de succès. Lorsqu'il était ministre de la Justice, Vic Toews avait commandé une étude qui avait révélé que tout changement à la définition d'un être humain dans le Code criminel pourrait résulter en une criminalisation de l'avortement.
Ce projet de loi illustre cependant la nouvelle attitude des «anti-choix». Au nom des intérêts et de la protection de la femme, ils cherchent à introduire des droits pour le foetus alors que cette notion a été complètement écartée par la Cour suprême il y a 20 ans. «Au lieu d'un débat direct sur l'avortement, on y va de façon indirecte en essayant de donner le statut de personne juridique au foetus. Les politiciens ont dépassé le stade des attaques directes contre l'avortement parce que le public canadien n'est pas prêt à revenir à l'époque pré-Morgentaler», explique Catherine Megill, porte-parole de la Coalition pour le droit à l'avortement au Canada.
Aux États-Unis, l'argument du meurtre foetal a fait du chemin dans 37 États, dont le Texas. Dans cet État du Sud, l'avortement est interdit après 16 semaines et les mineures doivent au préalable obtenir le consentement de leurs parents. Lorsque Erica Basoria est tombée enceinte, à l'âge de 16 ans, elle n'a pas pu obtenir d'aide. Elle a donc demandé à son copain, Gerardo Flores, de sauter sur son ventre pour provoquer une fausse couche. Le plan a fonctionné. Comme elle portait des jumeaux, Flores a été accusé de double meurtre en 2005. Il purge actuellement une double peine de prison à vie sans possibilité de libération avant 40 ans. La jeune Basoria a toutefois échappé aux poursuites, car le droit à l'avortement des femmes aux États-Unis a été affirmé en 1973 dans l'arrêt Roe c. Wade.
Luc Gagnon, président de Campagne Québec-Vie, appuie les lois sur le meurtre foetal. Pour cet organisme qui assimile l'avortement à «un péché mortel», la vie humaine doit être protégée dès la conception. Aucune circonstance, pas même le viol ni l'inceste, ne justifie une interruption de grossesse, selon lui. «Vingt ans après l'arrêt Morgentaler, il y a un vide total sur la reconnaissance de l'humanité du foetus, déplore M. Gagnon. C'est comme s'il était une possession de la femme, alors que nous considérons qu'il s'agit d'un être distinct.»
M. Gagnon entrevoit cependant de la lumière au bout d'un long tunnel. «Avec l'élection éventuelle d'un gouvernement conservateur majoritaire, je pense qu'on révisera l'arrêt Morgentaler. Il y a un fort mouvement pro-vie au sein de ce parti», dit-il.
Ce vieux discours aux relents catholiques est drapé des nouveaux habits du droit de l'enfant à naître. Il ramène la femme au rôle traditionnel de pourvoyeuse de vie, à celui «d'incubatrice d'une grossesse qu'elle n'a pas choisie», pour reprendre l'expression de Patricia LaRue.
Dans cette bataille rangée, le mouvement féministe trouve sur sa route un adversaire inattendu: des femmes «avorteuses» qui regrettent amèrement d'avoir mis fin à leur grossesse. Aux États-Unis, un groupe de pression appelé Operation Outcry a réussi à faire présenter en preuve, devant la Cour suprême, le témoignage de milliers de femmes affirmant qu'elles avaient subi un traumatisme physique et psychologique lors de leur avortement. Au lieu d'images de foetus démembrés, comme dans les années 80, les anti-choix proposeront au cours des prochaines années les visages de femmes éplorées pour choquer la conscience du public à propos de l'avortement.