Telesur : le «Sud» s'arme pour renverser le monopole médiatique
du «Nord»
par Renaud Lambert
communiqué par "Grain de Sable" du 21/12/2005, courriel d'information
d'Attac n°537
Le Sud en a rêvé, Chávez l'a fait. Depuis mai 2005, sous l'impulsion
du Venezuela, quatre pays d'Amérique latine, ont lancé une chaîne de
télévision dont l'ambition est de bientôt être reçue à travers le
monde. Simple petit caillou dans la chaussure des grands groupes de
communication de la région - pour l'instant -, l'existence même de
Telesur est déjà source de sueurs froides à Washington. Et l'on n'a
peut-être pas tort d'y estimer avec la Heritage foundation que la
cible de la chaîne n'est autre que «l'influence des Etats-Unis dans
les Amériques» [1]. Engagée dans une «guerre contre le monopole
médiatique du Nord», Telesur sera militante avant d'être pluraliste,
certes, mais promet d'être pluraliste avant d'être «chaviste». Alors
que les médias dominants, étranglés par la laisse dorée qui les
maintient asservis au pouvoir de l'argent, hurlent déjà à
la «propagande de masse», Telesur, en affirmant la portée politique
de tout «projet communicationnel», bouleverse déjà les idées reçues
dans un secteur qui aime à se parer des vertus de l'éthique, de
l'objectivité et de l'apolitisme. On aurait pu imaginer plus mauvais
départ.
«Ne nous voilons pas la face ! Le monde est en guerre : une guerre
qui oppose le Nord au Sud» [2]. Pour Beto Almeida, journaliste
brésilien, c'est ce constat, pas un autre, qui a prévalu lors de la
création de la première chaîne continentale sud-américaine, Telesur,
dont il est co-directeur aux côtés des journalistes Aram Aharonian
(Uruguay), Ana de Skalom (Argentine), Jorge Enrique Botero (Colombie)
et Ovidio Cabrera (Cuba). Reprenant à son compte la proposition de
créer une chaîne de télévision du Sud pour le Sud, maintes fois
formulée par Julius Nyerere (alors président de la Tanzanie) au sein
du Mouvement des pays non-alignés, le président du Venezuela, Hugo
Chávez, lançait lors du douzième sommet du G15 : «Au Sud, nous sommes
les victimes du monopole médiatique du Nord (...) responsable de la
dissémination dans nos pays et dans les cerveaux de nos concitoyens
d'informations, de valeurs et de schémas de consommation qui n'ont
tout simplement rien à voir avec notre réalité et qui représentent
aujourd'hui l'instrument de domination le plus puissant et le plus
efficace. (...) Pour faire face à cette réalité et pour commencer à
la transformer, je propose la création d'une chaîne de télévision qui
serait vue à travers le monde et qui diffuserait des informations et
des films en provenance du Sud. Ce serait là une étape fondamentale
pour renverser le monopole médiatique» [3]. Le président vénézuélien
n'a pas l'habitude d'être ambigu. M. Almeida l'est encore moins. «Il
ne s'agit pas de faire œuvre d'altruisme communicationnel», de
vouloir donner dans «l'objectivité», ni même de «rechercher
l'impartialité». Dans un contexte de guerre, assène-t-
il, «l'impartialité n'existe tout simplement pas».
En guerre contre l'impérialisme médiatique
Une guerre ? Vues d'une Europe engourdie par la lancinante litanie de
la «fin des idéologies», les «chamailleries» diplomatiques qui
opposent les sbires du locataire de la Maison Blanche au «tropical»
président du Venezuela, ne constituent guère plus qu'une carte
postale exotique égayant le «vingt heures». Vu d'ailleurs, du Sud du
Rio Bravo à la Terre de Feu par exemple, ce n'est pas forcément faire
preuve d'un «antiaméricanisme viscéral» que de rappeler l'ampleur
des «agression[s] impérialiste[s]» [4] en Amérique latine. Quand la
mémoire est assez fraîche pour ne pas dépendre des médias [5], les
leçons de l'Histoire peuvent éclairer le présent : «Faut-il vraiment
se dire que les quelques 22 bases militaires construites au cours des
dix dernières années par les Etats-Unis à travers l'Amérique latine
ont vocation à améliorer le voisinage ?» demande, facétieux, Beto
Almeida ?
Le caractère «larvé» de ce qui n'a constitué ces dernières années
qu'un «conflit de basse intensité», ne doit pas faire perdre de vue
qu'il s'agit bien d'un conflit majeur dont témoigne la participation
active des Etats-Unis au coup d'état fasciste du 12 avril 2002 au
Venezuela. «La première victime de la guerre, c'est la vérité»,
rappelleront certains (dont il y a fort à parier qu'ils se trouvent
du «bon» côté de l'Atlantique). Mais, chanter son amour de la vérité
ne suffit pas toujours à assurer la paix... Et puis, la «vérité» elle-
même n'est-elle pas empreinte d'idéologie ? Les Etats-Unis, eux, ne
s'y trompent pas, qui préfèrent éliminer toute source de «vérité
ennemie» pouvant freiner leur ardeur guerrière à... «défendre la
démocratie». Les exemples ne manquent pas : bombardement de l'hôtel
Palestina à Bagdad le 8 avril 2003 [6], bombardement «accidentel» de
la chaîne de télévision RTS par l'OTAN, le 23 avril 1999, lors de la
guerre du Kosovo, ou encore, plus récemment, projet de bombarder le
siège d'Al Jazeera au Qatar [7].
Pour les quatre pays d'Amérique latine sur lesquels repose le projet
Telesur - l'Argentine, Cuba, le Venezuela et l'Uruguay -, le constat
est simple : les réseaux «pan latino-américains» de télévision sont,
dans leur très grande majorité, nord-américains et diffusent des
programmes... réalisés aux Etats-Unis. C'est le cas de CNN, NBC ou
encore Fox News. Devant ces groupes, dont M. Almeida estime
qu'ils «se font les clairons des armées impérialistes», la «chaîne du
Sud» souhaite «tenter de changer ce rapport de force» [8]. Face au
concert tonitruant des cuivres «du Nord», il serait en effet hardi -
peut-être même inconscient -, de promettre beaucoup plus que «tenter»
de faire entendre la musique plus discrète des bois «du Sud». Alors
que la seule CNN se gavait d'un budget annuel d'environ 700 millions
de dollar en 2001 [9], Telesur devra s'en tenir à... près de 300 fois
moins : 2,5 millions de dollars versés à hauteur de 51% pour le
Venezuela, 20% pour l'Argentine, 19% pour Cuba et 10% pour l'Uruguay.
Juste assez pour sortir «de l'enclave marginale [et] accéder au
niveau de la communication de masse» comme l'explique Aram Aharonian
[10].
Déjà, avec la création de Vive TV, le gouvernement vénézuélien avait
cherché à donner une «surface nationale» aux médias communautaires
vénézuéliens, dont il avait reconnu l'importance politique en les
sortant de l'illégalité en 2000 [11]. La manne pétrolière du pays -
ironiquement liée aux déboires de l'administration Bush en Irak -,
permet à Caracas d'étendre un projet semblable à l'échelle de
l'Amérique latine et de mettre sur la table une enveloppe
supplémentaire de 10 millions de dollars visant à couvrir les
dépenses opérationnelles de lancement. La réponse de la chambre des
représentants des Etats-Unis ne se fit pas attendre. Le 20 juillet
dernier, elle débloquait près de 9 millions de dollars pour mettre
sur pied sa contre-attaque directe : «l'émission de programmes
télévisés et radiophoniques en direction du Venezuela (...) A l'image
de ce qu'ils pratiquent depuis la Floride via Radio Martí et TV
Martí, en direction de Cuba» [12].
Une télévision pour un projet politique : l'intégration
Que la guerre des «gros sous» soit perdue d'avance n'enlève rien à la
nécessité de mener la bataille «au niveau politique, bien sûr, mais,
avant tout, sur le plan culturel», souligne Ignacio Ramonet [13],
membre du «Conseil consultatif» dont s'est doté la chaîne
[14]. «L'objectif de Telesur, c'est que les Latino-américains se
réapproprient leur image. Et, pour qu'ils se réapproprient leur
image, il leur faut se réapproprier leur imaginaire, faute de quoi,
ils se condamnent à rester aliénés dans une soumission à l'imaginaire
des autres»... Des «autres» venus du Nord en l'occurrence. En
Amérique latine, 80% des films qui passent à la télévision viennent
tout droit de Hollywood. Beto Almeida rappelle qu'en 2004, «alors que
plus de 600 long-métrages avaient été réalisées en Amérique latine,
moins de 30 passèrent dans les grands circuits de distribution». De
la même façon, la même année, sur les 1100 films reçus par les quatre
plus grandes chaînes de télévision brésiliennes... moins de 15
étaient brésiliens.
«La domination n'est jamais aussi parfaite que lorsque les dominés
pensent comme les dominants», concluait Hugo Chavez lors du 12ème
sommet du G15 en 2004. Le résultat ? «Les peuples latino-américains
ont perdu la conscience de leur réalité et de celle des peuples qui
les entourent». Alors que les médias dominants cherchent à «faire
accepter la violence et la guerre, leur esthétique, leur vocabulaire
dans l'objectif de préparer les esprits aux projets guerriers nord-
américains» [15], Telesur ambitionne de proposer un point de vue
latino-américain sur les réalités latino-américaines. D'où le slogan
de la chaîne, Nuestro norte es el Sur («Notre Nord, c'est le Sud»),
qui reprend un vers du peintre uruguayen, Joaquín Torres-García :
Nuestro norte es el Sur
Para irse al norte nuestros buques bajan, no suben.
Notre nord, c'est le Sud
Pour aller au nord, nos navires descendent, ils ne montent pas.
Au delà de la réalité magnétique, le «Nord» et le «Sud» renvoient ici
à deux visions du monde. Bien sûr, si celle du «nord» s'incarne dans
une réalité impériale, celle du «sud», n'est encore qu'un projet
empreint d'utopie. Faut-il pour autant condamner les projets en leur
reprochant de n'être... que des projets ?
D'une part : réalité de la colonisation et de la domination marchande
camouflées en «ouverture des marchés» n'hésitant pas à s'adosser à la
puissance militaire. D'autre part : projet d'une intégration
culturelle et politique affranchie de la tutelle du «premier monde»
et de la soumission qu'elle engendre. Réalité du libéralisme - qu'il
soit «néo», «ultra» ou sans préfixe -, et de ses ravages. Projet...
d'une autre société, basée sur ce que certains, comme Hugo Chávez,
appelle un «socialisme du XXIème siècle». Réalité - pas si concrète
que ça -, d'une intégration dont la clef de voûte serait l'ALCA [16].
Projet - pas si éloigné que ça -, d'une alternative comme l'ALBA
[17]...
Dans ce contexte, le «Sud» a lui aussi un «Nord» en son sein, qui
cherche à lui imposer, de l'intérieur, les réformes nécessaires à
sa «modernisation» [18]. De la même façon, le «Nord» cache de plus en
plus mal son «Sud», qu'il n'aime pas beaucoup voir en face : «le Sud
du Nord, ce sont les communautés noires à New York, les «banlieues
qui brûlent» à Paris, les travailleurs pauvres au Royaume-Uni, etc…»
explique Beto Almeida.
Ainsi, alors que Telesur - tout comme d'autres initiatives pan latino-
américaines dans les domaines du pétrole (PetroSur et PetroCaribe) ou
du Crédit (Banco del Sur) -, œuvre pour l'intégration des peuples
d'Amérique latine dont rêvait Simon Bolivar, elle ambitionne
aussi «d'unir tous les Sud du monde en leur donnant la parole»... et
en se dotant d'un satellite propre qui lui permettrait de pouvoir
être reçue en Europe, en Afrique et en Asie. Aujourd'hui,
l'utilisation du satellite NSS (New Skies Satellite) 806 ne lui
permet de couvrir que les Amériques, l'Europe Occidentale et du Nord
ainsi que l'Afrique du Nord. La diffusion par Internet (à travers le
serveur Arcoiris) pose encore des problèmes techniques. Mais se doter
d'un satellite indépendant n'est pas une mince affaire... que la
Maison Blanche n'est pas disposée à faciliter. Des négociations sont
toutefois en cours avec la Chine qui dispose de la technologie
nécessaire.
Retrouver la vue, pour voir quoi ?
«Nous voir c'est nous connaître, nous reconnaître c'est nous
respecter, nous respecter c'est apprendre à nous aimer, nous aimer
c'est le premier pas vers notre intégration» [19]. La métaphore qui
mène de la «vue retrouvée» à la réalisation du projet politique est
trop belle pour ne pas être filée. Le journaliste espagnol José
Manuel Martín Medem s'en donne à cœur joie. Se référant à l'Operación
milagro (opération miracle) grâce à laquelle des centaines de
vénézuéliens retrouvent la vue après avoir été opérés de la cataracte
à Cuba, il explique : «Telesur, c'est une "opération miracle" dans la
communication» [20]. La formule mérite qu'on s'y arrête puisqu'elle
souligne la nécessité d'enlever la cataracte d'une «vision aliénante»
du monde, ce «voile» qui gêne la vue sans que la capacité de l'œil à
voir ne soit touchée...
Au-delà des «jolies tournures», l'un des mérites - et non des
moindres -, de ce projet qui consisterait à permettre aux peuples
latino-américains de «retrouver la vue», est de poser la question
suivante : retrouver la vue pour voir quoi ? Pour l'instant, sur
Telesur, pas grand chose, et pour cause. Le lancement de la chaîne se
fait de façon progressive. Le 24 mai, ouverture du signal pour
effectuer les premiers tests ; le 24 juillet, lancement des premiers
programmes enregistrés et arrivée progressive des premières émissions
en direct ; le 31 octobre, émission 24 heures sur 24 (avec une grille
de programmes temporaire). Réalité d'un lancement progressif, donc,
dont doit tenir compte le spectateur aujourd'hui.
D'ailleurs, on regrette parfois que l'équipe de Telesur fasse peut-
être preuve d'empressement (ou de timidité ?) en ce qui concerne la
question du renouvellement des formes, une nécessité absolue pour
mener à bien l'ambitieux projet de la chaîne. A ce stade, les
hésitations - compréhensibles -, du processus de lancement ne peuvent
justifier entièrement des choix qui grèvent déjà la capacité de
certains programmes à se montrer aussi éblouissants que ne le serait
la lumière pour l'aveugle miraculé... Le journal télévisé de la
chaîne, par exemple, ne résiste pas à la tentation d'imiter la mise
en scène des «clairons des armées impérialistes» : même décors
laissant entrevoir les mêmes salles de rédaction et leurs écrans de
télévisions qui clignotent frénétiquement, même mouvements de têtes
des présentatrices et mêmes sourires convenus, mêmes costumes à la
mode occidentale, etc.
Même si la forme n'est pas toujours - ou pas encore ? -, à la hauteur
du projet, le contenu des programmes frappe par sa différence. La
chaîne se donne les moyens de présenter «une alternative au discours
unique des grandes chaînes informatives» [21], une information qui
privilégie le contenu social, les mobilisations populaires, les
propositions alternatives à tout ce la pensée unique accepte sans
questionner : la dette externe, les OGM, la «modernisation». Pour ce
faire, il faut «construire un nouveau journalisme» explique Beto
Almeida et «se réapproprier la notion de temps dans l'information».
Quand CNN en espagnol interroge Evo Morales sur la crise qui secoue
la Bolivie en ce moment, «cela dure à peine une minute et on ne lui
pose qu'une question : "Pourquoi cherchez-vous à porter préjudice à
la Démocratie ?"» relate le réalisateur espagnol Ivan Sanjines [22].
Mais comme l'explique Noam Chomsky, la contrainte de la concision -
tout dire en trente secondes ! -, impose de «limiter le propos à des
lieux communs» [23]. Pour proposer un point de vue différent, il faut
du temps... et ce temps, Telesur compte bien le prendre.
S'appuyant sur les moyens mis à disposition par les quatre pays
fondateurs, sur plusieurs télévisions d'Etat (notamment au Paraná
brésilien [24] et en Colombie), et sur un réseau de correspondants
(en Amérique latine uniquement pour l'instant [25]), la chaîne se
propose de consacrer 45% de son temps à l'information, présentée
comme un «droit» des citoyens. Celle-ci ne constitue que l'un
des «trois piliers» de la chaîne : «Informer, former et divertir».
Former - «Depuis la sagesse ancestrale des cultures originaires
d'Amérique jusqu'aux postulats du siècle nouveau, le savoir est une
composante essentielle de notre programmation» -, en divertissant. Il
s'agit de retrouver le caractère ludique «propre à notre culture»
[26] : «nous réapproprier la notion de plaisir» [27] accaparée par
l'industrie hollywoodienne, sa violence, son hémoglobine et ses
histoires d'amour si éloignées des faubourgs pauvres de Caracas,
Quito ou Santiago de Chile... «Nojolivud» (transcription littérale
de «No Hollywood») est d'ailleurs le titre d'un des programmes, «dont
le but est de présenter des fictions émancipées du format
hollywoodien» [28]. Former et divertir, cela passe aussi
par «Telesurgentes», «qui retrace les luttes populaires et
estudiantines», «Maestra Vida», une «série de portraits et
biographies de personnages latino-américains», «Subte», qui propose
des «chroniques sur la culture urbaine» ou encore «Voces en la
cabeza» «qui présente les nouvelles tendances musicales».
Un canal «ouvert à tous»
Mais proposer des contenus n'est que l'un des aspects de la mission
de Telesur. En effet, «à Telesur, nous ne cherchons pas uniquement
des spectateurs, nous avons besoin de collaborateurs, disposés à
construire un nouveau modèle de télévision» [29]. Les créateurs de
Telesur ne prétendent donc aucunement avoir le monopole de la
capacité à revisiter la télévision. La chaîne produira bien sûr une
partie de ses programmes, mais elle mettra son canal à la disposition
des «cinéastes, réalisateurs, distributeurs et chaînes de télévision
de tout le continent, qu'il s'agisse de chaînes d'Etat,
communautaires, (...) indépendantes» ou universitaires.
A côté des programmes déjà reçus de l'EZLN (armée zapatiste du
Chiapas, Mexique), du MST (mouvement des sans terres au Brésil), des
indigènes du Pérou, Telesur lance FLACO (la Fabrique latino-
américaine de contenu) qui aura «pour mission de favoriser la
production, la promotion et la distribution de l'audiovisuel latino-
américain. Qu'il s'agisse de courts, de moyens ou de longs métrages,
de fiction, de documentaires, de films expérimentaux, s'inscrivant
dans des séries ou non, produits ou à l'état de projet, FLACO se
fixera comme priorité d'assurer leur diffusion sur le territoire
latino-américain, à travers Telesur, ou tout autre moyen à sa
disposition». L'ouverture du canal ne constitue pas un appendice
indépendant du projet initial de la chaîne, dont Beto Almeida
revendique l'aspect «militant». Elle en est le moyen. «Production
collective», «réseau d'information pluraliste», rupture avec «les
oligopoles» qui s'accaparent le rôle actif dans le processus de
communication. Telesur pose le principe suivant : «Une programmation
ne peut exister qu'en fonction des usagers, le dernier mot leur
revient concernant la grille des programmes».
Une carte blanche à qui veut bien s'en saisir ? Le projet Telesur
étant fondamentalement politique, on ne saurait s'attendre à ce
qu'elle s'ouvre à des contenus qui s'opposent frontalement à sa
vision du monde. Et d'ailleurs qui s'en plaindra ? Fut-il possible de
se placer «au-dessus de la mêlée», cette attitude n'impliquerait-elle
pas, au final, une politisation extrême puisqu'elle contribuerait à
renforcer le déséquilibre communicationnel qui penche, très
lourdement, en faveur du néolibéralisme aujourd'hui ? En Amérique
latine plus encore qu'ailleurs.
Telesur en devient-elle pour autant la «TéléChávez» [30] qu'on
l'accuse déjà d'être ? Pas si sûr. Si le projet est porté par des
gouvernements - dont celui de M. Chávez -, son appropriation publique
n'implique pas nécessairement sa dépendance politique, et encore
moins sa dépendance à l'égard des gouvernants pris individuellement.
Mais surtout, sa crédibilité - qu'il lui faut encore gagner -,
reposera sur «son indépendance en matière d'information, qui doit
être totale», comme l'explique Ignacio Ramonet. Celui-ci veut
d'ailleurs voir un signe de bon augure dans la démission d'Andrés
Izarra - président de Telesur -, de son poste de Ministre de
l'information au sein de gouvernement vénézuélien [31]. Une
démonstration d'indépendance ? Certainement pas. Un simple «signal»,
qui va dans le bon sens. C'est déjà beaucoup.
Mais l'indépendance d'une telle chaîne ne peut se jouer au niveau des
personnes. Il ne suffira pas, comme semble le suggérer Jorge Botero,
l'un des co-directeurs, de se dire «conscient du fait qu'il y aura
des circonstances difficiles» et de mettre en avant la nécessité pour
chacun de «conserver l'indépendance journalistique» [32]. C'est au
niveau des structures même - qui doivent garantir une cloison
hermétique entre financement et rédaction -, que se bâtit
l'indépendance éditoriale d'un tel projet. Alors qu'Al Jazeera - qui
a servi de modèle au projet initial de chaîne latino-américaine -, se
montre par trop discrète sur l'Emir du Qatar, rien ne permet de dire
que Telesur le sera autant avec les chefs des Etats qui la portent.
En tout cas - et pour citer Hugo Chávez lui-même -, pas «pour
l'instant» [33] !
Si «définir ce que nous entendons par communication revient à définir
le type de société dans laquelle nous souhaitons vivre» [34], la
proposition peut être inversée et rester tout aussi juste. Les
mobilisations récentes des peuples latino-américains, pour soutenir
Hugo Chávez et la révolution bolivarienne, pour dénoncer le projet de
Zone de libre-échange des Amériques ou pour protester contre les
institutions financières qui asservissent les pays de la région (FMI,
Banque Mondiale) auront au moins montré une chose : CNN et ses sœurs
jumelles ne correspondent pas au «type de société» dans laquelle les
Latino-américains «souhaitent vivre». Telesur voudrait incarner ce
souhait. Sera-t-elle à la hauteur de cette mission ? Pourquoi ne pas
y croire : c'est l'enjeu d'un combat qui mérite d'être mené.
Renaud Lambert
Notes :
[1] Stephen Johnson, « Chávez targets US influence », The Heritage
foundation, 23 novembre 2004.
[2] Entretien avec l'auteur, 25 novembre 2005, d'où sont tirées les
citations ultérieures de M. Almeida.
[3] Hugo Chávez, discours d'ouverture au douzième sommet du G15, le
1er mars 2004. Le texte de ce discours peut être consulté sur
ChickenBones - A journal.
[4] Axel Gyldén, « Chávez-Castro, les liaisons dangereuses »,
L'Express, 5 septembre 2005.
[5] Rares en effet sont les pays de la région où il est nécessaire de
remonter plus de trois générations pour trouver des témoins directs
d'interventions militaires nord-américaines visant à imposer les
préférences politiques et économiques des Etats-Unis : 1903,
Colombie ; 1915, Haïti ;1915, République Dominicaine ; 1926,
Nicaragua ; 1950, Porto Rico ; 1954, Guatemala ; 1960, Guatemala ;
1961, Cuba ; 1965, République Dominicaine, Pérou ; 1967 à 1969,
Guatemala ; 1973, Chili ; 1980 à 1990, Salvador ; 1981 à 1988,
Nicaragua ; 1983, Grenade ; 1989, Panama ; 1994, Haïti, sans parler
des soutiens aux dictatures d'Argentine, Bolivie, Brésil, Chili,
Paraguay et Uruguay.
[6] Où se trouvaient des centaines de journalistes étrangers et qui a
provoqué la mort du cameraman espagnol José Couso et de son collègue
ukrainien Taras Protsyuk.
[7] Kevin Maguire et Andy Lines "Bush plot to bomb his arab ally",
Daily Mirror, 22 novembre 2005
[8] Pour cette citation et la précédente, Beto Almeida, Op. cit.
C'est moi qui souligne.
[9] Nisa Lewites, « CNN and September 11th, 2001 : Management in a
Crisis », Institute for Technology and Enterprise Polytechnic
University, New York, Janvier 2002.
[10] Entretien avec Blanche Petrich (traduction Lucie Philippeau et
Isabelle Dos Reis, pour RISAL), «TeleSur, une télévision contre-
hégémonique en Amérique Latine», RISAL, 6 mars 2005.
[11] Lire Renaud Lambert, «Vive TV ou la communication au service
d'une citoyenneté nouvelle», RISAL, 2 septembre 2004.
[12] Nils Solari, «Telesur, une télévision qui promeut l'intégration
latino-américaine», RISAL, 1er décembre 2005.
[13] Entretien avec l'auteur, 29 novembre 2005, d'où sont tirées les
citations ultérieures de M. Ramonet.
[14] Au même titre qu'Adolfo Pérez Esquivel (Prix Nobel de la Paix),
Atilio Borón, Fernando Pino Solanas et Tristán Bauer (Argentine) ;
Michel Collon (Belgique) ; Jorge Sanjinés (Bolivie) ; Walter Salles,
Fernando Morais et Orlando Sena (Brésil) ; Manuel Cabieses Donoso
(Chili) ; Alfredo Molano et Ramiro Osorio (Colombie) ; Silvio
Rodríguez et Julio García Espinoza (Cuba) ; Danny Glover, Harry
Belafonte, James Early, Saul Landau et Richard Stallman (Etats-
Unis) ; Gianni Miná (Italie) ; Pablo González Casanova, María Rojo et
Carmen Lira (Mexique) ; Ernesto Cardenal (Nicaragua) ; Tariq Ali
(Pakistan / Royaume-Uni) ; Javier Corcuera (Pérou) ; Chiquie Vicioso
(République Dominicaine) ; Eduardo Galeano (Uruguay) et Luis Britto
García (Venezuela).
[15] Pour cette citation et la précédente, Beto Almeida, Op. cit.
[16] Sigle espagnol et portugais de la ZLEA (Zone de libre-échange
des Amériques). Consulter à ce sujet le dossier de RISAL «L'ALCA en
panne».
[17] Alternative bolivarienne pour l'Amérique latine et les Caraïbes.
Projet alternatif à l'ALCA proposé par le Venezuela. En
espagnol, «alba» signifie «aube».
[18] Comme le 15 mars 2005, à Colotenango (Guatemala), quand la
police ouvrit le feu sur une manifestation contre le traité de libre-
échange que le président Oscar Berger venait de signer avec les Etats-
Unis, faisant deux morts et des dizaines de blessés...
[19] Présentation de Telesur sur le site Internet de la chaîne.
[20] Propos tenu lors de la «Rencontre pour une écologie de
l'information» à l'Universidad Complutense de Madrid, le 25 novembre
2005.
[21] Présentation de Telesur sur le site Internet de la chaîne, cité
par Nils Solari, op. cit.
[22] Propos, non sourcés, tenu lors de la «Rencontre pour une
écologie de l'information» à l'Universidad Complutense de Madrid, le
25 novembre 2005.
[23] Séquence tirée du film de Pierre Carles, Enfin Pris ?, CP
Productions, 2002.
[24] Lire à ce sujet Renaud Lambert «Que sommes-nous nous autres
brésiliens ? Un marché ou une nation ?», RISAL, 27 octobre 2005.
[25] En Argentine (Buenos Aires), en Bolivie (La Paz), au Brésil
(Brasilia), en Colombie (Bogotá), à Cuba (La Habana), aux Etats-Unis
(Washington), au Mexique (Mexico DF), au Venezuela (Caracas), et en
Uruguay (Montevideo).
[26] Pour cette citation et les précédentes : présentation de Telesur
sur le site Internet de la chaîne.
[27] Beto Almeida, Op. cit.
[28] Pour cette citation et les suivantes : Nils Solari, Op. cit.
[29] Pour cette citation et les suivantes : présentation de Telesur
sur le site Internet de la chaîne.
[30] Marie Delcas, «Telesur ou "TéléChavez" ?», Le Monde, 7 décembre
2005.
[31] Journaliste à RCTV, une chaîne de télévision qui participa
au «coup d'état médiatique» du 12 avril 2002 au Venezuela. Il
démissionna peu après.
[32] Dario Pignotti (traduction Isabelle Dos Reis pour
RISAL), «Telesur sera toujours indépendante, neutre ... jamais»,
RISAL, 17 juillet 2005 (http://risal.collectifs.net/article.php3 ?
id_article=1420).
[33] En espagnol «por ahora». En 1992, Hugo Chávez acceptait l'échec -
temporaire -, de sa tentative de coup d'état visant à une
transformation sociale et reconnaissait sa responsabilité, chose si
rare au Venezuela que cela lui valut d'être aussitôt perçu comme un
homme politique d'un type nouveau par les Vénézuéliens.
[34] Mario Kaplún, chercheur en sciences de l'information.