Sur l’économie étudiante. Du dégel et des prêts
Une des qualités du monde administré contemporain est d’être lisse. Il est parfois difficile d’en articuler une critique juste, parce que ses détails les plus offensants et les plus grossiers furent polis avec le temps. Les sources d’indignation et de révolte de jadis ont tranquillement rejoint le rang d’abstractions lointaines. Les revendications ouvrières, parfois exprimées férocement, furent soumises à un marchandage efficace : les travailleurs réclamaient tout un monde, on leur a donné tout un salaire. La critique s’est ainsi éteinte lentement avec l’expansion du parc automobile, et les experts s’entendent pour dire que ce qui mobilisait autrefois les masses ne sont plus que des luttes de détail, menées dans l’ombre par des groupes corporatifs spécialisés. On pouvait compter sur le pouvoir pour ne pas se laisser abattre pour si peu ; ce serait trop bête. Pour perdurer, la classe dirigeante raffine ses procédés : tout obstacle au pouvoir doit devenir lisse.
Pourtant, il est d’autres voix pour se plaindre, assez régulièrement, de ce que notre monde constitue une espèce de totalitarisme soft, un fascisme à visage humain, en ce qu’il a fait disparaître toute forme de résistance, de dissidence et de critique radicale – celle qui prend le mal à la racine. Les divergences ne sont plus que d’opinion, de choix consumériste, sans effet sur le cours des choses. Il n’est désormais plus possible de remettre en question le fait que chaque individu est obligé de mouler son horizon de possibilité sur le monde de l’échange des marchandises. En fait, il n’y a tout simplement aucune autre façon disponible d’organiser sa vie. On ne voit donc pas de raison justifiable pour empêcher de qualifier cette société de totalitaire, au sens étymologique de ce mot : cette société forme une totalité, une fusion du penser et du faire. Ce monde, où chacun est encouragé à cultiver ses goûts personnels, à donner son opinion sur les lignes ouvertes et à «revendiquer» le «droit» de porter une mini-jupe ou une calotte à l’école repose pourtant sur une assise ontologique d’une violence inouïe, mais intériorisée et sublimée dans la dépense. De ce fait, on ne remet pas en cause la nécessité de payer pour manger, et de travailler pour payer. Seulement, ces nécessités, qui forment le cœur de l’oppression contemporaine – ce sont elles qui font accepter tout le reste –, sont compensées par les libertés précédentes. Les rabats-joie qui trouveraient que c’est là un marché bien inégal se verront rejeter dans la catégorie commode des boudeurs. Du reste, énoncer pareille vérité semble désormais tellement énorme, et paradoxalement tellement rabâché, qu’elle est frappée d’inanité : heille, man, tu capotes…
Parce que la critique glisse sur la totalité, parce que personne ne veut l’entendre, il faut choisir une méthode plus insidieuse. Des critiques d’autrefois suggéraient que le fétichisme des faits masque la catégorie. Hélas, on ne sait plus aujourd’hui ce qu’est une catégorie, si bien que de dire que notre société est spectaculaire et marchande ne fait que redoubler un fait social assez bien accepté. Aussi, devant ce constat malheureux, pour que la critique puisse être appréciée et comprise dans toute sa profondeur, l’une des tâches de la pensée d’aujourd’hui est d’enseigner le dégoût. Sa méthode doit suivre le chemin inverse de la déduction : aller dans le détail, dans l’épiphénomène, en espérant que la partie, dans sa relation harmonieuse au tout, dévoile ce qui est caché et obvie à la fois, et renseigne sur l’état du monde.
Ainsi des prêts étudiants.
« Dans l’arène politique, on cherche désormais les défenseurs du gel. Dans la sphère populaire, le cri estudiantin n’alarme plus que trois pelés et un tondu. »
– Marie-Andrée Chouinard, Le Devoir, 7 septembre 2007.
Miser sur soi : dépossession et choix de carrière
L’étudiant de 17 ans qui entre au collège, celui de 19 qui entre à l’université, est une entité relativement neutre. On s’étonne souvent que les garçons portent des pantalons qui traînent par terre, ou que les adolescentes soient vêtues en salopes ; que les jeunes adhèrent si facilement aux modes de vie promus à la télé, yo, chicks, metalhead ou potteux, et se munissent de tout l’ensemble des produits dérivés pour se trouver un mode de vie par procuration. N’importe, ces comportements s’effacent – ou plutôt se raffinent – à l’entrée de l’âge adulte. Le jeune devra alors faire un choix, qui est celui de sa position dans les cases mobiles de la division du travail : sera-t-il dentiste ou littéraire, métallo ou anthropologue, ingénieur ou médecin, sera-t-il seulement quelque chose? C’est précisément à cet âge frontière qu’il importe de socialiser sérieusement le jeune. On l’avait prévenu : plus tard…
Jusque là, il n’avait qu’une personnalité indéfinie, changeante comme les saisons. On va maintenant lui apprendre ses responsabilités. Responsabilisation, dans notre monde administré, est synonyme d’intériorisation de la violence. Il s’agit de respecter les pouvoirs et les normes qu’il reniait hier, et qui le mèneront à troquer tranquillement son potentiel subversif pour l’acceptation la plus plate du monde tel qu’il est. Et les intuitions philosophiques de saine révolte qui ont pris naissance en lui seront laissées en jachère par le mépris ou l’incompréhension la plus complète du personnel enseignant de nos institutions secondaires pour qui la révolte n’est qu’un comportement pathologique évoqué dans les ouvrages modernes de psychologie populaire, en face duquel ils sont prêts, comme pédagogues, à réagir. Dans ce processus, le jeune apprendra aussi à monnayer : il en coûte quelque chose d’être en vie, et les études ne sont pas gratuites. Manipuler de l’argent pour s’acheter disques ou guitares est une chose, mais se mettre soi-même dans le jeu économique, mettre un prix sur soi, ses connaissances et son avenir, c’est intégrer, réellement, le monde tel qu’il est. S’endetter pour étudier, c’est agréer à ce monde, et quitter l’autre, celui de l’autonomie, c’est-à-dire de la possession de sa personne, qui est pourtant une condition sine qua non de la liberté.
« Au collégial, le Québec est la seule province qui assume la totalité des coûts de fonctionnement du réseau, et ce, sans aucune exigence de résultats de la part des élèves. Quel mauvais message que cette gratuité complète de l’éducation à un âge où on découvre que ce qui a de la valeur a aussi un prix! »
Jean-Robert Sansfaçon,
Le Devoir, mardi 26 août 2003
Aussi, la signification du frais de scolarité va bien au-delà de la simple nécessité économique des Universités qui, dit-on, en auraient besoin pour équilibrer leurs budgets. Il s’agit plutôt d’intégrer le rite fondamental de l’échange, à partir duquel chaque partie se sentira redevable d’un marché auquel il faudra se tenir : l’étudiant paye sa facture, en regard de quoi il peut s’attendre, à son tour, à recevoir des services. L’équation entre les heures de cours et le prix à payer sera maintes fois répétée au cours de sa session, au début de laquelle le plan de cours fait office de contrat de vente. Ses cours devront être d’une qualité, sinon d’une utilité suffisante pour être rentables, c’est-à-dire pouvoir en retirer une plus-value sur le marché du travail. En parfaite harmonie avec l’idéologie dominante de l’époque, l’étudiant attendra de ses études un retour sur investissement, un profit net, et il en sera content.
La démocratie se prétend ontologiquement égalitaire, et les études doivent être libres. Dans l’idéologie libérale, la seule justification possible d’une pyramide sociale est l‘égalité des chances – laquelle implique une accessibilité aux études supérieures ne comportant aucune restriction, autrement dit, la gratuité complète et même le financement des études jusqu’au post-doctorat. Les inégalités de position sociale ne sont justifiables – à supposer qu’elles sont justifiables – que dans la mesure où elles sont le résultat d’un système où ce sont les choix individuels à partir de dotations initiales justement réparties qui les déterminent, dans toute la mesure où cela est possible à organiser socialement, et rien d’autre. Non seulement il serait grossièrement injuste que des individus n’aient pas accès aux études pour des raisons d’argent, mais il n’est pas plus juste que les plus pauvres en sortent endettés, ce qui hypothèque sérieusement leur avenir économique et donc leur position dans la pyramide. Cet argument est typiquement libéral ; il ressort de la même vision du monde que ceux qui veulent dégeler les frais, et ceux-ci devraient profiter immédiatement de nos bonnes dispositions. Un libéral ne peut, en toute cohérence, rien y opposer au niveau des justifications morales, à moins de balancer ouvertement la morale par-dessus bord. Après, c’est la guerre.
Nous en sommes là. Car dans le régime de l’égalité des chances, tous n’ont pas la même chance ; certains, même, n’en ont pas du tout. Les prêts étudiants entérinent cet état d’injustice pour ceux qui auraient l’infortune de naître en un mauvais milieu. Mais comme la surface doit apparaître plane, et qu’il faut cacher ces aspérités, la démocratie libérale les laissera se creuser sous le niveau de la mer, dans le solde négatif.
«Il y a des arguments valides pour proposer un gel ou même une diminution des droits de scolarité : le désir de ne pas pénaliser les étudiants à faibles revenus. Mais à cet argument noble s’ajoutent manifestement des calculs politiques, une forme de clientélisme qui paralyse le dossier. Ce cul-de-sac politique amène le Québec à commettre des erreurs graves qui pourraient devenir irréparables.»
- Dubuc, Alain, «Le gel des frais de scolarité : mythes et réalités», Le Soleil, samedi 23 mars 2002
Welcome, my son, to the machine
À travers le prêt étudiant, le jeune citoyen entretient ses premières relations avec les deux piliers de la société contemporaine, l’État et la Finance. Dorénavant, ils seront ses amis. Ses meilleurs amis. Ils seront toujours là.
Car il lui faudra d’abord se faire accepter. Entre la nécessité de payer et sa capacité, il y a un abîme qui s’appelle l’Aide Financière aux Études, aussi connu sous le nom de « ministère des prêts sur gages et des bourses versées en trop », souvent abrégé en « service des prêts et prêts ». En effet, on n’y trouve plus guère de bourse, mais au moins les factures sont de plus en plus élevées. L’étudiant aura là son premier contact avec la machine gouvernementale et financière, à travers d’innombrables heures de file d’attente au bureau de son campus, à sa caisse, avec son numéro au ministère, ou simplement à attendre, et attendre, et attendre, derrière son ordinateur, le verdict du Léviathan et de ses décisions arbitraires, qui ne peuvent que déboucher sur une no win situation : soit il aura des peanuts, et devra réorganiser son emploi du temps – plus de travail, souvent mal payé –, soit il pourra se maintenir au-dessous du seuil de pauvreté – environ 8000$ par année – et s’en sortir avec une dette néanmoins imposante. On connaît l’histoire de K. attendant son rendez-vous avec la loi. Assis dans l’antichambre, il attend son tour, qui ne vient jamais. Et jamais personne ne se présente devant lui, alors qu’il attend sans fin pour savoir enfin ce dont on l’accuse. Dans ce marché de dupe, il est le seul à accepter les règles du marché, un marché qu’il ne peut négocier : il en est ou non, mais n’aura pas son mot à dire sur les modalités. Angoissé, l’étudiant développera les sentiments de la fable kafkaïenne : la culpabilité, le sentiment de la faute, et de la nécessité de sa réparation : ici, la dette et son remboursement.
« Le CPQ considère par ailleurs que le gel des frais de scolarité aux universités est une «aberration» avec un écart de 50 % avec les frais ontariens et de 40 % par rapport à la moyenne canadienne. »
Turcotte, Claude, «Le CPQ voit l’avenir avec optimisme», Le Devoir, vendredi 13 juin 2003
Tous les étudiants ne sont pas endettés : mais dans la forte proportion qui l’est, la dette moyenne dépasse les 20 000$. D’après le salaire ridicule qui l’a maintenu tant bien que mal durant ses années d’études, l’étudiant peut mesurer combien il lui reste à purger pour se débarrasser de pareil passif – et il vaut mieux pour lui de ne pas compter les intérêts qu’il déboursera en plus de sa somme initiale s’il veut être en mesure de contenir sa rage. La philosophie du « moins pire », pilier véritable du modèle québécois, enseigne pourtant à l’étudiant que c’est justement moins pire qu’en Ontario, où une session d’études coûte 6000$, ce qui est encore moins pire qu’aux États-Unis. Si l’on suit les philanthropes éditorialistes québécois, qui font office de champ intellectuel en l’absence d’icelui, et qu’on augmente les prêts et bourses en conséquence, on arrivera sans peine à un endettement annuel de dix mille dollars. Quatre ans plus tard, s’il suit un parcours sans accrocs, sans maladie, sans accident, sans dépression, bref, sans problèmes, 40000$ dans le négatif, une dette tout à fait courante au Canada anglais, le jeune professionnel aura six mois pour dénicher n’importe quel emploi qui l’aidera à rembourser ses dettes. Le court délai qui lui est imparti le placera dans une situation où il lui sera beaucoup plus difficile de choisir son emploi, prenant le premier venu, et évitant la mobilité et les périodes d’incertitudes. Car s’il se fait un mauvais nom auprès des créanciers, il devra mettre une croix sur l’achat d’une maison, sur tout investissement lui permettant d’atteindre le rêve québécois que devaient lui garantir ses études (ceci sans jugement sur la qualité effective de ce mode de vie), mais aussi tout investissement lui permettant de se sortir financièrement du trou : immobilier, commerce, placements, ou simplement… des économies.
Aller à l’université, ça coûte à peu près l’équivalent d’un Big Mac par jour.»
André Bérard, président de la Banque Nationale, Le Droit, 15 avril 2000
Plus encore, ce sont les étudiants démunis qui engraissent les requins de la phynance. L’étudiant doit mettre la main à la pâte le plus rapidement et efficacement possible car les banquiers – ou leur équivalent «coopératif» – ne sont pas du tout chauds à l’idée de prolonger, même minimalement, le mince sursis que l’État lui a laissé pour respirer. Dans une entente qui rappelle la corruption des régimes de banane, le gouvernement garantit les prêts de milliers d’étudiants, et paie les intérêts encourus pour toute la durée des études – trois, cinq, huit ans. De l’argent donné aux banques, qui en retour n’assument aucun risque. Ceux dont c’est le métier que d’accumuler de l’argent veulent encore se faire dédommager par des intérêts, par des prolos incapables de se payer l’école, pour les sommes qu’ils leur prêtent… Avec des deals comme ceux-ci, on ne saurait s’étonner encore longtemps des splendides profits qu’ils affichent chaque trimestre. On se souviendra de l’éditorial de Josée Boileau – Le Devoir, une équipe de choc! – qui soutenait qu’il n’y a aucun problème à ce que les étudiants paient pendant 15 ou 20 ans leurs dettes d’études. Sur une telle période, 25000$ dollars peuvent facilement en devenir 40000$. La phynance, industrie nettement sous-imposée, qui vend du crédit comme d’autres vendent des frigos, entraîne ainsi dans ses filets des clients qui ne l’ont pas choisi. Quant à celui qui se sera fait voler, d’abord comme prête-nom, puis comme emprunteur, pourra alors se faire voler au travail. Intérêt et plus value : même combat!
« Sans prôner une remontée à la moyenne canadienne, qui avoisine 5000 $, Clément Lemelin, professeur au département des sciences économiques à l’Université du Québec à Montréal, estime que le seuil psychologique de 3000 $ pourrait facilement être franchi. »
« Les étudiants devraient contribuer davantage », Le Soleil, 26 avril 2007.
La dette financière de l’étudiant est la partie concrète de sa dette morale envers la société qui l’a entretenu pendant ses études. En effet, le travailleur doit gagner sa vie, et il ne manquera pas de lui reprocher de vivre à ses frais : on paye pour ça. Le calcul économiste voulant que l’étudiant diplômé rapporte davantage en impôt n’y fait rien : c’est maintenant que l’étudiant doit se mortifier et laisser un gage symbolique de son agrément aux termes du marché, c’est-à-dire d’intégrer lui aussi le cycle du travail aliéné. L’endettement est une promesse de produire. Une promesse de collaboration. L’étudiant paie ses intérêts comme on paie pour un service non rendu. S’il est étudiant journaliste, il sera content d’écrire des torchons pour le Voir ou faire du publi-reportage pour QuebecorWorld. S’il est musicien, il va faire des jingles pour des publicités minables, car le 15000$ de plus à payer, il faut aller le chercher quelque part. Les autres finiront à la fonction publique. Ici, la logique d’intégration du monde post-industriel est claire et irrécusable : mentir et rementir et imiter l’horreur pour survivre à un monde faux. Que veut dire être libre quand on n’a pas le choix de travailler? Quand une puissance abstraite – obscure – prend le contrôle de notre vie? Quand il est impossible de s’arrêter? Quelle est cette étrange promesse d’émancipation – cette promesse de parvenir, en s’endettant, au niveau social de ceux qui ne s’endettent pas? Pour pouvoir occuper un poste de choix, un emploi payant et avec des conditions seulement correctes, afin d’être en mesure de rembourser ses créanciers sans stress et sans menaces, le jeune travailleur endetté devra tendrement se conformer au merveilleux monde de la culture industrielle. La culture d’entreprise mensongère promue par la boîte pour laquelle il vient d’être engagé, il la fera sienne. Il sera content de rentrer travailler de bonne humeur, jamais en retard, souriant au patron, prompt à faire des heures supplémentaires, bref, il troquera son droit à l’humeur et sa liberté pour conserver sa position sociale et payer ses crisses de prêts.
D’ailleurs, que l’étudiant ne tente pas de se libérer d’une autre manière, on lui a coupé les ponts. C’est encore sous le couvert de responsabilisation qu’on lui a enlevé la possibilité même de faire faillite, c’est-à-dire de faire reconnaître par la loi qu’il ne peut, en toute sincérité, rencontrer ses obligations (alors que le citoyen moyen peut acheter n’importe quelle voiture ou produit de luxe à crédit et déclarer faillite lorsqu’il réalisera que, en dépit de ce que racontent sa banque et la télé, il ne faisait pas partie de la bourgeoisie). Le Canada anglais a une longueur d’avance dans ce domaine, et nous avons vu qu’il suffit de regarder là-bas pour savoir ce qui s’en vient ici, puisqu’il y existe un « modèle » auquel il faudrait nous soumettre. On donne en effet, en cet étrange pays, beaucoup plus de latitude aux banques dans le recouvrement de leurs créances, d’après ce qui a été nommé les « lois sans cœur », diminuant ainsi la charge d’endosseur du gouvernement. Aussi, sa seule chance réside dans sa désolidarisation complète d’avec ses losers de semblables : il va, lui, être capable de s’en sortir, pogner une grosse job et foncer tête baissée dans la domination pour s’en sortir.
«Nous croyons que le gel des frais de scolarité a été une erreur, une mesure essentiellement électoraliste présentée comme une mesure de justice sociale. Il est certes essentiel de ne pas imposer de barrières qui compromettraient l’accès à l’université aux moins fortunés. Mais le gel des frais, une mesure universelle, profite essentiellement aux classes moyennes qui n’ont pas besoin de cette aide. Il introduit également une injustice, puisqu’on demande à la masse des citoyens de se cotiser pour aider les gros salariés de demain.»
– Dubuc, Alain, «Universités: la stratégie de l’étranglement», La Presse, 25 octobre 1999
L’éducation est une marchandise comme les autres
Soumises aux pressions économiques et nationalistes, les études sont doublement aliénées. Contrairement à ce que croient certains humanistes venus d’un autre siècle, il ne faut pas croire que l’école émancipe. C’est au mieux, aux niveaux inférieurs, une bonne garderie, au pire, aux supérieurs, un instrument de reproduction des élites. L’enseignement mécanique et spécialisé que l’étudiant reçoit est aussi profondément dégradé que son propre niveau intellectuel au moment où il y accède, du seul fait que la réalité qui domine tout cela, le système économique, réclame une fabrication massive d’étudiants incultes et incapables de penser. L’Université a pu se prendre pour une puissance autonome à l’époque du capitalisme triomphant et de son État libéral, qui lui laissait une certaine liberté marginale. Elle dépend, en fait, étroitement des besoins de ce type de société : donner à la minorité privilégiée, qui fait des études, la culture générale adéquate, avant qu’elle ne rejoigne les rangs de la classe dirigeante dont elle est à peine sortie. Il n’est donc pas étonnant de voir les pouvoirs institutionnels, médiatiques et politiques se concerter pour imposer idéologiquement la nécessité d’un dégel qui n’affectera que ceux pour qui l’argent est quelque chose qui se gagne en travaillant.
« Pour nous autres, charger plus cher, ce n’est pas une affaire compliquée »
– Michel Pigeon, ancien recteur de l’Université Laval, Le Devoir, 24 avril 2007.
Ceux à qui on demande « un effort supplémentaire » enverront pourtant le pactole aux sphères supérieures pour nourrir la machine. Productrices de culture et de fierté nationale, médecines préventive des conflits sociaux, les universités doivent de plus être compétitives. Il faut produire. Nos chercheurs doivent être meilleurs que les leurs. D’où la comparaison systématique avec le Canada anglais et surtout les États-Unis. Dans ce cas précis, la catégorie surpasse le fait : l’Université est d’abord au service de la recherche, laquelle obéit aux pressions et aux intérêts de l’industrie, alors qu’en sciences sociales, elle est plutôt commandée par l’État, via les organismes subventionnaires. Le corps professoral est ainsi doublement aliéné, par la compétition interuniversitaire encouragée par le pouvoir politique – et l’idéologie de l’époque – et par sa propre course aux subventions, question de rester dans la course et même, si possible, de faire rayonner son nom. Il est ainsi courant de voir le professeur considérer comme ennuyeux d’avoir à donner des cours de baccalauréat et d’affronter la masse des consommateurs sans avenir (universitaire), et de voir l’enseignement comme un mal nécessaire à sa vraie vocation, celle de courir dans un système qui ne va nulle part n’y trouver rien. D’où le ridicule de ces professeurs nostalgiques, aigris d’avoir perdu leur ancienne fonction de chiens de garde des futurs maîtres pour celle, beaucoup moins noble, de chiens de berger conduisant les fournées de “cols blancs” vers leurs bureaux respectifs. Certes, l’étudiant est toujours libre de choisir son parcours, mais on en sait déjà long sur la liberté particulière dans une société globalement aliénée. Michel Freitag dira ce qu’il voudra du naufrage de l’Université, la beauté de la chose, c’est que le prix du Gouverneur Général, comme la loto, ça ne change pas le monde.
La conséquence la plus prévisible de la marchandisation de l’éducation est la disparition rapide des sciences humaines, des lettres et de la philosophie. Cela prendra vraisemblablement la forme d’un cantonnement incestueux à l’américaine, où ce qui reste d’un savoir synthétique de l’ensemble des connaissances de la société demeure dans ses quartiers, et parle dans son jargon, alors que cette même société, qui est son objet d’étude, la méprise. L’obsession de la production et de la nécessité de payer, en ce qu’elle met en jeu un processus essentiellement contraire à la réflexion, est la parente proche de l’anti-intellectualisme. L’élitisme, lui, fonctionne en vase communicant : après avoir franchi des étapes économiques et académiques si importantes, l’universitaire ne pourra que fréquenter son milieu et parler sa langue, pendant que dehors, il se butera à l’incompréhension des foules et ne saura que faire de son savoir inutile. On ne trouvera plus personne dans ces institutions pour déplorer l’abandon de la perspective humaniste de l’éducation, son esprit de gratuité intellectuelle, sur laquelle repose son existence ; ou alors seulement dans les termes de la pensée spécialisée.
«Le principal de l’université McGill, Bernard Shapiro, estime qu’il faudrait doubler les frais de scolarité si on veut s’assurer de la qualité de la formation universitaire dans les années à venir. À quelques jours de la fin de son mandat, M. Shapiro n’a plus de susceptibilités à ménager, et il livre le fond de sa pensée. Selon lui, le gel des droits de scolarité, en vigueur depuis huit ans, doit être levé. Sinon, la médiocrité nous guette. M. Shapiro soulève à n’en point douter un aspect crucial du financement universitaire. Les frais de scolarité, en moyenne de 1650 $ par année, sont les plus bas au pays. Les subventions gouvernementales ne suffisent pas à compenser la modestie des sommes recueillies à ce chapitre. D’ailleurs, M. Shapiro n’est pas isolé, loin de là: une majorité de recteurs souhaiterait un dégel des frais de scolarité. Avec raison. […] Ce gel des droits de scolarité est devenu un symbole, pire, une vache sacrée devant laquelle les associations étudiantes ont perdu tout sens critique. […] Après tout, il y a moyen d’améliorer le système de prêts et bourses pour éviter aux étudiants d’être pénalisés. Combien de temps cette farce durera-t-elle encore? »
– Paule Des Rivières, « Un gel qui a trop duré»,
Le Devoir de merde, 18 décembre 2002
À l’assaut du vieux monde
Si les situationnistes, en leur temps, pouvaient déclarer d’entrée de jeu, dans une brochure qui concerne notre sujet, que l’étudiant est « après le policier et le prêtre, l’être le plus universellement méprisé », c’est qu’il existait encore des corps sociaux, notamment certains travailleurs, débarrassés de fausse conscience et mieux à même d’agir selon leurs intérêts. Cela n’est plus le cas, de sorte que l’étudiant d’aujourd’hui ne peut compter que sur lui-même. En effet, dans ce combat pour la liberté, la plus fondamentale qui soit, les étudiants trouvent devant eux dressé, comme s’il avait attendu cet événement particulier, le vieux monde : celui de la raison instrumentale, du conformisme, de la résignation. Toutes les forces réactionnaires de la société se sont unies en une Sainte-Alliance pour faire passer un message clair à sa jeunesse, heureusement outrageusement minoritaire sur le plan démographique : il faut payer. Dans ce domaine, l’étudiant doit prendre conscience qu’il n’a aucun allié. Politiciens, éditorialistes, recteurs et administrateurs unissent leurs forces pour écraser toute autre perspective et martèlent ce qui doit être perçu comme inéluctable, quitte à se répéter inlassablement et apparaître en service commandé, contredisant par le fait même la prétention selon laquelle il y aurait un « tabou » entourant le dégel des frais de scolarité. Dans le jargon des pédagogues incompétents formés pour empêcher la jeunesse de penser, on appellerait ça du renforcement négatif.
« Les porte-parole des étudiants font figure d’enfants gâtés en s’opposant au dégel. »
– Brigitte Breton, Le Soleil, 6 septembre 2007
Et ce vieux monde parle le langage de la mort parce qu’il est, littéralement, vieux. Il transmet le message de toute une nation de cinquantenaires diabétiques et de têtes grisonnantes, qui ont fait leurs études à l’époque où il en coûtait 200$ par session et qui sont maintenant uniquement préoccupés de la fin qui approche, une société qui agonise la main sur le sac, et qui préférerait se faire enterrer avec plutôt que d’en léguer une parcelle à ses héritiers. Elle traitera donc les étudiants « d’enfants gâtés » ; seulement, ces enfants ne sont pas ses enfants. Elle les a répudiés, et n’entretient avec eux aucun de lien de filiation. Il ne faut pas chercher plus loin les sources de la rancœur envers les étudiants, à qui s’étend désormais le syndrome du « on paye pour ça », zeitgeist d’une société aliénée qui se méfie de toute forme d’émancipation. Ceux-ci feraient mieux de vivre leurs aventures incomplètes d’enfants perdus avec les seuls sentiments qui pourront être les leurs : la révolte et la rage de vivre.
«À quoi rime l’universalité de la gratuité des cégeps, ces collèges exsangues, souséquipés, et l’on ne parle pas ici de béton, dont les budgets sont gelés, hiver comme été, ces cégeps où les étudiants s’inscrivent, se désinscrivent, échouent des cours, les reprennent une fois, deux fois, voire trois fois, aux frais de qui, nous le savons bien, et au nom de l’universalité à pouvoir étirer le temps d’études à quatre ou cinq ans? C’est sans doute aussi ce que l’on appelle l’éducation permanente. Et que dire du gel des frais de scolarité à l’université, dogme universel depuis des décennies qu’aucun politicien n’a osé remettre en question de peur de voir les étudiants dans la rue, comme s’ils ne l’étaient pas déjà avec des diplômes décernés par complaisance dans trop de domaines et d’occasions. »
Bombardier, Denise, «Dogmes et autres croyances», Le Devoir, samedi 14 juin 2003.
Mais ils devront se méfier : l’exhalaison putride qui sort de la bouche du vieux monde, elle, transcende les générations. On assiste en effet depuis des années à l’émergence d’une droite décomplexée, pressée d’entrer dans le système. Ne maîtrisant pas spontanément les codes de la domination, elle les adopte tous en bloc, et se fait l’apologue la plus convaincue de la nuit néo-libérale. Son organisation majoritaire est sans contredit l’ADQ, à travers laquelle sont passés – déjà – de nombreux apprentis politiciens, et son représentant le plus voyant, qui est aussi le plus démuni intellectuellement, est ce jeune histrion de Mathieu Bock-Côté, éternel étudiant en quelque chose, qui mêle à tout cela un nationalisme mâtiné de nostalgie de l’époque duplessiste. De manière plus générale, les organisations « jeunes », pilotées par l’État pour donner à la jeunesse des reproductions miniatures de l’appareil économique et politique, question qu’elle apprenne le monde « tel qu’il est » et qu’elle ne s’en étonne plus, ont fourni de jeunes cadres moins à cheval sur les principes, mais plus nombreux. L’institution corporatiste de la jeunesse et l’élection de ses représentants, soigneusement choisis parmi le personnel déjà préparé dans les fédérations étudiantes (FECQ, FEUQ) ou dans les commissions jeunesse des partis, a payé dans les deux sens : d’abord pour les individus chargés d’interpréter ce rôle, qui ont appris à nouer une cravate et comment jouer avec les grands ; et bien sûr pour l’État, qui n’a plus à craindre de contre-discours, voire de contestation, de la part de ceux qui ont maintenant quelque chose à perdre.
C’est le message général qu’on essaie d’inculquer à la « clientèle » étudiante. La pression sociale de la réussite n’admet aucune pause, aucun sacrifice. En temps d’agitation étudiante, un des seuls recours pour l’amélioration des conditions objectives, la peur de l’endettement et l’irrésistible attraction vers le marché du travail est perceptible chez ces étudiants qui, bien nantis ou non, démontrent physiquement et verbalement leur hostilité envers les moyens de pression et toute forme de combat politique, ce qui est particulièrement marqué en temps de grève. Cette forme de présentéisme, qui est aussi une ignorance de son pouvoir réel, explique l’aveuglement des jeunes envers la chose politique. La nature de l’aliénation due à l’économie capitaliste comme règne universel de l’hostilité se retrouve jusqu‘à l’intériorisation de cette violence dans la compétitivité académique.
Pour autant, tous ne sont pas soumis à ce règne d’unanimité idéologique et ont redécouvert, il y a peu, les vertus du combat politique en déclenchant une grève efficace, et instructive, au printemps 2005. Insensibles à l’intimidation, ils ont mené une lutte honorable au gouvernement et pris conscience de leur poids réel. Seulement, la phase de repli qui a suivi a fait apparaître cette lutte comme partielle et ponctuelle, alors qu’elle aurait dû s’étendre dans le temps. L’espace occupé depuis est revenu aux forces du vieux monde, et doit être reconquis. Dans cette guerre idéologique, leur seront donc ennemis – de manière haute, lucide et conséquente – non seulement les ordures libérales, wannabe adéquistes et péquistes obèses, la sainte-alliance travail-famille-patrie, non seulement apôtres de la concurrence et du libre-marché, non seulement recteurs lèche-chèques et administrations aux ordres, mais pareillement et au même titre, journalistes fielleux, éditorialistes grisonnants endollardés de sottises, métaphysiciens de la mortification responsable, théologiens du grosbonsens, intellectuels morveux de la petite droite, ceux qui se branlent avec la main invisible, les paternalistes, les porte-parole, les blogueurs, les donneurs de tapes dans le dos, les amateurs de sentiments, les économistes, les résignés, les fédérations étudiantes, les mystificateurs, les baveux, et d’une manière générale, tous ceux qui, jouant leur rôle dans la sordide division du travail pour la défense de la société occidentale et bourgeoise, tentant de manière diverse et par diversion infâme de désagréger les forces de la liberté – quitte à nier la possibilité même de cette liberté – tous suppôts de la nécessité de payer, tous tenants déclarés ou honteux du travail aliéné, tous responsables, tous haïssables, tous esclavagistes, tous redevables désormais de l’agressivité subversive, la seule nécessité que commande notre époque. Et qu’ils n’essaient pas de savoir si ces messieurs sont personnellement de bonne ou de mauvaise foi, s’ils sont personnellement bien ou mal intentionnés, s’ils sont personnellement, c’est-à-dire dans leur conscience intime de Jean-Foutre Robert ou d’André Crasse, aussi caves qu’ils le laissent paraître, l’essentiel étant que leur très aléatoire bonne foi subjective est sans rapport aucun avec la portée objective et sociale de la mauvaise besogne qu’ils font de chiens de garde de la condition qui nous est faite.
L’endettement étudiant est un formidable outil de régulation répressive, de reproduction du même au service de la domination. Une merveilleuse tautologie dépressionniste. Il n’existe pas de meilleure manière de pousser au travail un individu sans son consentement. De toutes les tares que notre société s’est choisie, rare sont celles aussi authentiquement mauvaises. Il ne faut pas hésiter à dire que les droits de scolarité et les prêts étudiants sont un scandale social, une oppression gouvernée, de la coercition pure, une violence faite aux humbles. Les étudiants, qui doivent avoir comme programme, à l’instar de la philosophie sadienne, la mission de tout arracher, peuvent toujours commencer par mener une lutte implacable pour la gratuité scolaire – avec rétroaction.
De là, ils pourront apprécier le travail qu’il leur reste à faire.