Ce que tu ne comprends pas, c’est que nier l’existence disons anthropomorphique de la société n’implique pas le moins du monde une négation de l’entraide et de la charité.
La solidarité, fort possible et souhaitable au demeurant, est exercée par des individus pour des individus. Reconnaître cela, c’est reconnaître qu’elle est, comme tout le reste, une action individualiste. Du reste, une «solidarité» coercitive comme celle que tu prônes n’en est qu’une caricature cynique en réalité. La véritable entraide est un tropisme charitable issu d’un sentiment de devoir moral, donc individuelle et volontaire . La vouloir forcer la dénature en plus de fouler aux pieds la justice élémentaire.
Tout ça pour dire qu’affirmer «prendre en compte les individus, mais aussi la collectivité» ne veut rien dire. Le terme fourre-tout de collectivité ne désigne qu’une collection de personnes, ce qui veut dire qu’au fond, vous prenez en compte les individus et… c’est tout.
OK, j’avais promis d’arrêter de répondre sachant que tout ça ne mènera jamais nulle part, mais bon…
C’est d’un individualisme méthodologique des plus morne ton truc. Sans tomber dans un holisme des plus radical frôlant le déterminisme et la nécessité, une approche dialectique nous permet de sortir de ce piège qui évacue la notion de collectivité, voir celle de société. Selon ce que tu dis, l’action, disons de la charité, ne s’incarne qu’à travers des sujets, qui consciemment, en toute liberté, choisiraient volontairement d’accomplir une action altruiste à saveur collective, etc. Problème. D’où vient ce désir? Si solidarité coercitive il y a, c’est que cela est possible suite à l’adhérence des individus à une certaine valeur. Cette adhérence ne se fait pas avec un filet lors « d’une chasse aux idées » en règle. Les idées ne flottent pas en l’aire. On s’entend là-dessus.
Bon. Tu poses alors le problème de l’unité a priori de la société. Tu dis qu’il n’y en a pas, car celle-ci resterait un concept vague, et qu’essayer de la saisir ne peut se faire que par l’intermédiaire de l’individu et par conséquent, ne peut qu’aboutir à l’analyse de l’individu même. Épistémologiquement, le sujet se retrouve devant son objet (c’est-à-dire lui-même) et ne peut alors qu’être que connaissance-de-soi-de-la-société comprise en tant qu’analyse de subjectivités déconnectée les unes les autres, atomisés, qui ne font que se raccorder par addition sans aucun ancrage à un monde commun. D’une part le sujet cartésien de l’épistémologie moderne, de l’autre, des individus a priori atomisé, phénomène qui est propre aux sociétés de masses. On vient de faire un grand saut. On détruit ici toute l’ontologie des sociétés primitives, de la Grèce antique ainsi que celle de toute la modernité. Ne me dis pas que je suis cute et transcendant. Ontologiquement, tu es totalement postmoderne, c’est-à-dire que tu évacues toute question ontologique même, c'est-à-dire le sens de l’être. Mais ce n’est pas là que je voulais en venir. J’aurais dû me faire un plan.
Alors, toute pratique, action, whatever, part nécessairement d’une pratique singulière, d’un sujet fait de chair, d’os et de poil, mais se rattache nécessairement à un tout. Une pratique n’a de sens que dans la mesure où elle est partagée. Dialectique de base. Hegel : l’acte de reconnaissance de soi vient de l’extérieur, par l’autre. Elle se trouve en-soi et pour-soi dès qu’elle est reconnue. C’est lorsqu’il y a reconnaissance réciproque que l’on peut alors sortir de la dialectique de l’imaginaire et passer de l’affirmation de l’existence du lien symbolique au fondement du lien social. Ce fondement du lien social, c’est donc que crisse, une action toute seule n’a pas de sens si personne ne la reconnaît. Tu me parles, je te reconnais, je te réponds. Si tu n’arrêtais pas d’écrire ici sans que personne ne te réponde, il y aurait alors un grave problème. Alors, le sens de toute action n’est jamais fixé à l’intérieur de l’individu. La reconnaissance est la base, le système symbolique est le tout. Le sens de l’action ou de la pratique ne vient jamais de la pratique elle-même. Il vient d’un système intériorisé, partagé. La pratique existe en dehors d’elle-même. Ce n’est pas par l’individu qu’on accède à la compréhension de la société, mais par l’analyse de la régulation des pratiques significative qui reproduise des structures en tant que forme déterminée de l’interdépendance des pratiques dans l’interaction. Wow. La société apparaît alors dans ces pratiques, faites par des individus, mais qui se rattachent à la totalité des pratiques virtuelles intériorisées. Tu évacues alors cette notion de symbolisme incarné tant dans la culture que l’idéologie (prise dans son sens large et strict) ou toute autre médiation permettant de soutenir une normativité.
Alors, la charité vient alors d’un système de sens donné. Il n’y a rien d’universel dans le fait que quelqu’un décide tout seul s’il désire donner ou s’il ne veut pas donner, ou s’il décide d’être solidaire avec le plus pauvre, ou de préférer le voir crever. Suffit de lire Weber là-dessus, (L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme). Il montre très bien que ce genre de raisonnement hérité du protestantisme et des sectes calviniste (c.-à-d. pour gagner le paradis, il faut le mériter à travers son accomplissement social qui se manifeste par la volonté de Dieu. Je suis né charpentier, car Dieu en a décidé ainsi. Tu es né pauvre, bien c’est à toi de travailler — St-Paul disait la même chose d’ailleurs. Tu travailles comme un débile, mais tu restes pourtant pauvre. Bien c’est la volonté de Dieu. Il ne te reste plus qu’à crever.) est à la base du capitalisme. C’est nouveau, c’est inédit, ça ne se retrouve dans aucune autre société avant, c’est jeune, c’est hip, et c'est exactement ce qui s'est passé en Angleterre. On exproprie violemment les paysans qui cultivaient sur des terres communes, on les pousse au vagabondage, on interdit le vagabondage, on pend les paysans, on disciplinarise les paysans, on les shoots dans des industries de textile dont les matériaux sont fournis avec la laine des moutons qui on fait pâturage sur leurs propres terres, etc. Le marché incarne la liberté, hey!! ce n'est pas pour rien!
Je te renvoie à Freitag encore:
« Mais cette théorie, en tant qu’elle confère aussi à un tel « choix rationnel » strictement individualisable et calculable le privilège normatif de la « rationalité en soi » à l’encontre de toute les autres « raisons » subjectives d’agir socialement sanctionnées (lesquelles deviennent pour elles « irrationnelles ») n’est aussi rien d’autre qu’un postulat logique et normatif dont l’imposition pratique à pour seul horizon de la dissolution pure et simple de la société dans le marché » Freitag, M., Pour un dépassement de l’opposition entre holisme et individualisme en sociologie, Revue européenne des sciences sociales, Tome XXXII
Dans le même ordre d’idée, en niant l’unité a priori de la société tu glisses dangereusement vers l’oubli de l’articulation des pratiques individuelle et de la société qui est nécessairement dialectique, ainsi que la dissolution de la société même. Nies-tu la société? Vraiment? Ou n’est-ce que la négation de la possibilité d’une action synthétique communément partagée qui est à la base du politique? C’est donc évacuer la possibilité de la constitution d’un monde commun, c’est-à-dire le politique. Les deux sont aussi graves à mes yeux. Mais le monde commun ça n’existe pas. Nuance, crisse de grosse nuance : ça n’existe plus. J’essaie de penser à une société, précapitaliste ou capitaliste dans sa forme moderne typiquement républicaine, par exemple, qui n’aurait pas une vision du monde commune…
C'est long, c'est plate, je ferme ma gueule.