http://www.cyberpresse.ca/article/20070 ... CPOPINIONS
Interdit aux punks et aux chiens
Rima Elkouri
La Presse
Ainsi donc, on ne peut plus promener son chien au parc Émilie-Gamelin ni au square Viger. On peut promener son chat si on veut, son poisson rouge ou encore son iguane. Mais son chien, non.
C'est Benoît Labonté, maire de l'arrondissement de Ville-Marie, qu'on présente souvent comme le prochain maire de Montréal, qui en a décidé ainsi. Pourquoi? Parce que, dit-il, il y avait dans ces deux endroits une «présence agressive de chiens» qui faisait en sorte que les citoyens «ne pouvaient plus jouir de ces parcs».
En chassant les chiens, on vise surtout, bien sûr, à chasser leurs maîtres. De l'avis du maire Labonté, ce sont de «faux itinérants», «non montréalais», qui débarquent en ville chaque été et «usurpent les droits des citoyens». Des «trippeux» qui ne lui «tirent aucune larme» et qui doivent comprendre que «Ville-Marie n'est ni un terrain de camping ni un chenil».
Il fut une époque, heureusement révolue, où des antisémites ne se gênaient pas pour poser des affiches «Interdit aux juifs et aux chiens» dans certains lieux publics. Dans le cas qui nous concerne, si on avait pu écrire «Interdit aux punks et aux chiens» à l'entrée du parc, on l'aurait sans doute fait. Mais ça ne se dit pas. Alors on se contente de le sous-entendre.
M. Labonté se défend bien d'avoir mis en application un règlement anti-punks déguisé en règlement anti-chiens. Il dit qu'il s'agit tout simplement d'un règlement «en faveur de la jouissance paisible des lieux». Tout est dans la façon dont on présente les choses
Hier matin, je suis allée faire un tour au parc Émilie-Gamelin ainsi délivré des chiens et du mal. Qu'y ai-je vu? Trois clochards. Quelques écorchés assis sur un banc. Des petits dealers au regard méfiant. Une jeune de la rue somnolant dans son sac de couchage. Un toxicomane en crise qui hurlait de gros mots. Un homme hirsute qui urinait le long d'un poteau en criant. Et des pigeons, beaucoup de pigeons.
Désolée mais, chiens ou pas, pour la «jouissance paisible des lieux», je préfère aller ailleurs. Chiens ou pas, cet endroit, tout comme le square Viger, reste avant tout un territoire réservé aux marginaux où personne d'autre n'a vraiment envie d'aller pique-niquer. Et à moins de régler d'un coup de baguette magique le problème des jeunes de la rue, il existera toujours de tels territoires à Montréal.
Ce n'est pas d'hier que le parc Émilie-Gamelin accueille les pauvres et les marginaux. De 1843 à 1963, on y trouvait l'Asile de la Providence, fondé par Émilie Gamelin elle-même. On y recueillait les plus démunis de la société. Un lieu, au coeur de la ville, où «dignité humaine et prise en main avaient priorité», rappellent aujourd'hui des pierres gravées sur le square. On y servait de la soupe à ceux qui avaient faim. On y soignait les malades dont plus personne ne voulait. C'est d'ailleurs en soignant des victimes du choléra qu'Émilie Gamelin a elle-même péri en 1851, emportée par l'épidémie.
L'histoire ne dit pas si les démunis de l'époque avaient des chiens. L'histoire nous dit juste que ce lieu a longtemps été un lieu de compassion.
La compassion, personne n'est contre, bien sûr. Mais devant des punks qui campent avec leurs chiens au beau milieu d'un lieu public, c'est un peu plus difficile. De faux sans-abri, insiste M. Labonté. Faux? Peut-être. N'empêche qu'ils ont tout de même de vrais problèmes, ces «faux itinérants». Même si 60% de ces jeunes marginaux proviennent de familles financièrement à l'aise, leur vie n'est pas un conte de fées pour autant, si on se fie au portrait le plus récent qu'a fait d'eux la Direction de la santé publique. Soixante-dix pour cent des filles et 30% des garçons ont déjà été agressés sexuellement. Soixante-dix pour cent d'entre eux ont déjà fait une fugue, 60% ont été expulsés de leur foyer, 30% se sont déjà prostitués et 65% ont déjà eu des idées suicidaires.
Pour plusieurs d'entre eux, leur chien est le seul être sur lequel ils peuvent compter. C'est leur sécurité la nuit, où les attaques et les vols sont fréquents. C'est leur seule source d'affection, une façon de se créer un petit espace privé.
Personne ne nie que la cohabitation n'est pas simple entre des résidants qui aspirent légitimement à une certaine quiétude et des marginaux sans toit ni loi. Personne ne nie non plus que le problème est particulièrement criant l'été, quand des jeunes des régions et d'autres provinces débarquent au centre-ville.
Les résidants, de plus en plus nombreux au centre-ville avec la construction de nouveaux condos, se plaignent. Ils se sentent agressés, ils ont peur. Mais la solution qu'on leur propose en est-elle vraiment une? Quand on choisit de vivre au centre-ville, ne le fait-on pas en connaissance de cause?
À mon sens, en chassant les chiens et les punks, on ne fait que déplacer le problème. Les jeunes de la rue et leurs chiens ne vont pas disparaître parce qu'on leur interdit l'accès à deux parcs du centre-ville. Ils vont trouver refuge ailleurs. S'ils vont au parc La Fontaine ou au square Saint-Louis, va-t-on aussi y interdire les chiens? «Ça ne relève pas de Ville-Marie», répond M. Labonté. Ce sera alors à l'arrondissement concerné de décider. Et ainsi de suite
Voilà comment, dans notre merveilleuse ville morcelée en arrondissements souverains, on peut pelleter un problème dans la cour du voisin sans que le maire de Montréal dise un mot. Voilà comment on traite un problème urbain complexe, qui concerne la ville dans son ensemble, comme si c'était une simple affaire de quartier.
Il y a là quelque chose d'absurde et d'irresponsable. Et, contrairement aux chiens, la chose est bien difficile à chasser.